
L'intersectionnalité en question
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L'intersectionnalité en Question : Quand l'outil d'émancipation devient machine à hiérarchiser
De l'outil à l'orthodoxie
L'intersectionnalité est un concept théorisé par la juriste Kimberlé Crenshaw en 1989, initialement pensé comme un outil d'analyse pour comprendre comment différents systèmes d'oppression (race, classe, genre) se croisent et se renforcent mutuellement dans l'expérience des femmes noires américaines. Trente-cinq ans plus tard, ce concept s'est largement diffusé dans les mouvements féministes occidentaux, mais sa popularisation s'accompagne de dérives préoccupantes qui m'amènent à faire une analyse un peu poussée et qui va sûrement déranger.
Le féminisme a toujours été une évidence, la lutte pour les droits des femmes. Toutes les femmes et c’est en tant que femmes que nous subissons la domination.
Mais cette évidence a été déconstruite. On a commencé à dire : toutes les femmes ne vivent pas les mêmes oppressions, et peut-être que parler « des femmes » comme d’un groupe uni gomme les réalités différentes (racisme, classe sociale, sexualité, etc.). Certains sont même allés jusqu’à dire que la catégorie « femmes » elle-même n’a pas vraiment de sens universel.
Le résultat c'est que ce qui servait de colonne vertébrale au féminisme, l’idée qu’être une femme nous lie dans une expérience partagée d’oppression a été fragmenté, au point que parfois, on ne sait même plus sur quelle base commune mener la lutte.
L'instrumentalisation de la souffrance : vers une hiérarchisation des oppressions
Le piège de la "hiérarchie des dominés"
L'une des critiques les plus sérieuses adressées à l'usage contemporain de l'intersectionnalité concerne la création involontaire d'une hiérarchie entre les femmes basée sur l'accumulation des oppressions. Comme le souligne la recherche académique: "le « genre », autrefois l'axe non discuté de la pensée féministe, a été démantelé en tant que base théorique pour penser une identité commune ou une expérience de subordination partagée entre les femmes".
Autrement dit : pendant longtemps, les féministes partaient toutes (ou presque) de l’idée que les femmes forment un groupe social spécifique, uni par une expérience commune d’oppression fondée sur le genre.
Cette fragmentation a des conséquences concrètes : certaines femmes se retrouvent reléguées au rang de "privilégiées" au sein même des mouvements féministes, créant paradoxalement de nouvelles exclusions. Les femmes blanches, hétérosexuelles, cisgenres et de classe moyenne deviennent les nouvelles "parias" de certains espaces militants, leurs expériences d'oppression patriarcale minimisées ou carrément niées.
L'effacement du sexisme universel
Cette approche pose un problème fondamental : elle tend à effacer le caractère systémique et universel du patriarcat. En segmentant les expériences féminines à l'extrême, on perd de vue que toutes les femmes, quelles que soient leurs autres caractéristiques, subissent l'oppression patriarcale. Cette réalité devient secondaire face à la nécessité de déterminer qui est "la plus opprimée".
Quand l'intersectionnalité devient inaudible : le "gloubi-boulga" conceptuel
La dilution du message féministe
L'intersectionnalité contemporaine souffre d'une complexification excessive qui la rend souvent incompréhensible pour le grand public. La race/classe/genre est devenu le nouveau mantra des Études féminines et il est désormais de bon ton de parler au pluriel de genres au lieu de genre, de féminismes au lieu de féminisme. Cette multiplication des catégories crée un discours technocratique qui éloigne les femmes "ordinaires" des combats féministes.
L'académisation du féminisme
Le concept s'est largement académisé, perdant en accessibilité ce qu'il gagnait en sophistication théorique. Les débats sur l'intersectionnalité se déroulent principalement dans les cercles universitaires et militants spécialisés, créant une barrière à l'entrée pour les femmes qui ne maîtrisent pas ce vocabulaire complexe.
Les dérives autoritaires : de la diversité à l'orthodoxie
L’impasse de l’intersectionnalité quand elle trahit les femmes
L’intersectionnalité se présente comme un outil d’analyse des oppressions croisées. Mais à force d’être sacralisée, elle devient une orthodoxie qui ne tolère plus la nuance, ni la contradiction. Ces dérives ont des effets redoutables pour les femmes.
L’une des dérives les plus problématiques de l’intersectionnalité contemporaine réside dans l’injonction faite à certaines femmes de « céder l’espace » et de se taire. On entend souvent : « Il faut que les féministes majoritaires cèdent du pouvoir ».
Mais cette logique, poussée à l’extrême, revient à museler des voix féministes légitimes sous prétexte qu’elles ne cumulent pas suffisamment d’oppressions. C’est une nouvelle hiérarchie imposée aux femmes, qui fragilise l’universalité du combat.
Le relativisme moral toxique
L’intersectionnalité peut aussi mener à des compromissions dangereuses avec des pratiques oppressives, au nom de la “complexité” des situations.
L’exemple emblématique est celui d’Houria Bouteldja, affirmant :
« Si une femme noire est violée par un Noir, c’est compréhensible qu’elle ne porte pas plainte pour protéger la communauté noire. »
Cette position illustre jusqu’où peut aller le détournement : justifier l’abandon de la lutte contre les violences sexuelles pour préserver une logique communautaire. C’est l’exact contraire du féminisme.
Le silence face aux violences sexuelles du 7 octobre 2023
L’un des exemples les plus glaçants de ces compromissions intersectionnelles a éclaté après le 7 octobre 2023. Alors que des femmes israéliennes ont été violées, torturées et massacrées par le Hamas, une partie du féminisme dit “intersectionnel” s’est murée dans un silence assourdissant. Pas de marches, pas de slogans, pas d’indignation. Comme si l’identité des victimes les rendait moins dignes de compassion. Cette absence de condamnation claire trahit une faillite morale : accepter que la violence sexuelle devienne une variable d’ajustement politique. Gisèle Halimi nous aurait rappelé que le viol n’est jamais une arme légitime, ni un dommage collatéral : "il est toujours un crime absolu contre la dignité des femmes."
L’aveuglement face au voile
On va aujourd'hui jusqu’à présenter le voile comme un “choix féministe” ou une “affirmation identitaire”. Mais ce tour de passe-passe masque la réalité : le voile n’est pas un accessoire neutre, c’est l’un des outils les plus visibles de l’assignation patriarcale.
Tolérer ce symbole au nom de l’antiracisme, c’est oublier que les premières victimes en sont les femmes elles-mêmes. C’est inverser le combat : défendre une pratique qui opprime, au lieu de défendre celles qui la subissent.
Gisèle Halimi contre la soumission religieuse
Gisèle Halimi, elle, refusait ces compromis mortifères. Elle l’a dit avec une clarté implacable :
« Toutes les religions monothéistes ont infériorisé les femmes. Toutes ont assujetti les femmes à une série de préceptes, les transformant en êtres soumis. C’est cela l’intégrisme ! »
Face au voile, elle dénonçait sans détour :
« Le voile est le symbole de la soumission, ces filles sont manipulées par le joug patriarcal et par des fanatiques religieux musulmans. »
Elle n’acceptait pas le relativisme culturel, encore moins la complaisance avec des pratiques sexistes travesties en “identité”. Pour Gisèle Halimi, céder sur la dignité des femmes, c’était trahir l’essence même du féminisme.
Un féminisme universel, sans compromis
L’intersectionnalité est dévoyée et on hiérarchise les oppressions. On a transformé le féminisme en champ de batailles identitaires. On en arrive à cette aberration : lutter contre le racisme tout en tolérant le sexisme religieux, réduire des femmes au silence pour ne pas “stigmatiser”.
Là encore je ne peux que vous renvoyer à ce que disait Gisèle Halimi :
« Il nous faut une révolution complète des mœurs, des esprits, des mentalités. Ce système patriarcal n’est plus acceptable, il est même devenu grotesque. »
Sa voix reste un rappel : le féminisme n’a pas vocation à ménager les dogmes, mais à libérer les femmes de toutes les tutelles.
Vers une intersectionnalité émancipatrice : réconcilier universalité et diversité
Préserver l'unité dans la diversité
On peut et doit reconnaître la diversité des expériences féminines mais sans pour autant renoncer à l'analyse du patriarcat comme étant le système global d'oppression.
"Le clivage entre universalistes et intersectionnelles est en grande partie artificiel et non pertinent" lorsque l'on évite les dérives identitaires.
Une intersectionnalité inclusive et stratégique
L'intersectionnalité est un outil précieux à condition de :
Éviter la hiérarchisation : Reconnaître que toutes les femmes subissent l'oppression patriarcale, même si elles la vivent différemment
Maintenir l'accessibilité : Utiliser un langage compréhensible par toutes
Refuser l'autoritarisme : Ne pas imposer le silence à certaines voix au nom de l'intersectionnalité
Garder le cap stratégique : Se souvenir que l'objectif est la libération de toutes les femmes, pas la création de nouvelles exclusions
Retrouver l'esprit originel
L'intersectionnalité était initialement conçue pour révéler les angles morts du féminisme et inclure les femmes les plus marginalisées. Sa récupération contemporaine en fait parfois un outil d'exclusion et de hiérarchisation qui fragmente les luttes féministes.
Il est urgent de retrouver l'esprit originel de ce concept : un outil d'inclusion, pas d'exclusion, de complexification de l'analyse, pas de paralysie du mouvement, de reconnaissance de la diversité, pas de destruction de l'unité féministe.
Car comme le rappelait Kimberlé Crenshaw elle-même, "ce terme a mis en lumière l'invisibilité de nombreuses personnes au sein de groupes qui les présentent comme leurs membres, mais échouent souvent à les représenter". L'objectif n'était pas de créer de nouvelles invisibilités, mais bien de les combattre toutes.
La véritable intersectionnalité ne devrait jamais servir à faire taire des femmes, mais à amplifier toutes les voix féministes dans leur diversité.
C'est exactement ce genre de nuance qui manque souvent dans les débats sur l'intersectionnalité, cette capacité à critiquer les dérives sans rejeter l'outil lui-même, et surtout à pointer du doigt ces nouvelles hiérarchies qui se créent au sein même du féminisme.